lundi 10 novembre 2008

LE CHAOS ET LA LOI

LO 252 (10/11/08) L'ARGENT-DETTE / 4

CHAOS
Comment en est-on arrivé là ? Comment ça a commencé, s'est mis en place lentement, s'est complexifié par ajouts successifs et accumulation, dérives, effets pervers (à la base, l'actionnariat, c'était une bonne idée, non…?), quand et où un seuil a-t-il été franchi, qui a enclenché un mouvement exponentiel, qui nous a fait passer de la complexité à l'hyper-complexité non-maîtrisable.
"L'effet papillon" cher à la théorie du chaos ?
Je préférerais la métaphore plus évidente (car expérimentable chez soi par chacun) des ronds dans l'eau. Supposez un bassin et au milieu une source de vibration prolongée produisant des ronds dans l'eau en permanence. Les ondes d'abord bien rangées, concentriques, harmonieuses (ordre) et bien perceptibles, viennent buter contre les bords du bassin, s'y réfléchissent, rebondissent et, du coup, se mettent à se croiser avec les ondes encore bien rondes qui continuent à venir derrière elles. Pour peu que la production d'ondes continue, pour peu que le bassin ait des angles, les rebonds d'ondes vont vite se croiser dans tous les sens, se mêler, s'entremêler et, passé un certain seuil d'entrecroisements superposés — saturation — ne plus montrer qu'une surface désordonnée, autant cahotante que chaotique. On pourrait évoquer un phénomène d'écho dans une caverne, aussi bien : le son original qui se perd dans une confusion d'échos multiples et échos d'échos.
« L'interdépendance entre les marchés, loin de constituer un adjuvant efficace de la main invisible contribue au contraire à amplifier les déséquilibres, en les répercutant à tout va le long d'improbables chaînes causales, rapidement non maîtrisables. » (Laurent Cordonnier, Le Monde Diplo 654. Sept 08)
Il y a eu bel et bien création de confusion, de chaos.
"Quand l'Énergie, la Forme et la Matière sont présentes, mais pas encore séparées, on appelle cela le Chaos… Si l'on regarde, il n'y a rien à voir ; si l'on écoute, il n'y a rien à entendre ; si on le suit, on ne trouve rien." (Commentaire du Yi-King.)
Dans cet état, il deviendra impossible de distinguer l'origine, de délimiter l'influence de tel ou tel élément, de lire ou comprendre quoi que ce soit. Passé un certain seuil, on ne maîtrise plus rien.
Soyons un peu modestes (ceci s'adresse tout particulièrement aux écono-mystes, sortes de gourous médiatiques qui sont censés avoir tout compris et savoir tout expliquer) : les capacités de notre pensée, même avec des superzordinators, sont limitées. Notre cerveau est incapable d'analyser, de modéliser le système financier international, d'y découvrir ou d'y insuffler un ordre (une loi – voir plus loin)… En fait, on y a renoncé depuis longtemps, on l'a abandonné à la main invisible et aveugle du marché – boîte noire. On voit des entrées et des sorties, oui, et encore… mais ce qui se passe à l'intérieur de la boîte est aussi peu cartographié et conceptualisé que ce qui se passe à l'intérieur d'un cerveau, fût-il celui d'un tradeur passé directement de sa console nintendo à son écran boursier.
« Il est impossible de prévoir le comportement des systèmes complexes et ouverts (la bourse, le net, le cerveau humain). Certaines substances comme le LSD (mais aussi la méditation et d'autres pratiques dites mystiques) transforment la conscience en système ouvert. » (Je ne sais plus où j'ai pêché ça.) Autrement dit, le système financier serait comparable à un cerveau shooté au LSD.

LOI
On oppose traditionnellement le chaos à la LOI. En l'occurrence, l'absence de loi, au sein du marché, est typique : jeu sans règles, pas d'interdits, pas de discipline, pas d'autorité supérieure… un seul mot d'ordre "make money"… Tout cela aboutit à cette aberration civilisationnelle, ce monde de déréliction : une barbarie. Un inconscient, un ça — sans surmoi pour le surveiller ou le guider. Sans loi.
Mais, quand on parle de loi, il faut bien distinguer entre lois naturelles et lois édictées.
On parle des lois naturelles ou "lois de la nature", mais il n'y a pas de lois de la nature. Je veux dire qu'elles ne préexistent pas à leur formulation par l'homme. Elles se situent en aval des phénomènes qu'elle décryptent. C'est par notre attention assidue (recherche scientifique, expérimentation, analyse), que nous les décelons, que nous les tirons hors de la matière observée, et que nous les conceptualisons, formulons, formalisons. Ces lois n'étaient pas là avant — sauf à les croire promulguées par un dieu Grand Horloger ou Grand Architecte. Nous les inventons, en fait. (D'ailleurs ne dit on pas "l'inventeur d'un trésor", plutôt que le "trouveur" ou le "découvreur" ?)
L'autre acception du mot loi, ce sont celles qu'une société se donne, que ce soit en les prétendant tombées du ciel, comme les fameux dix commandements de Moïse (qui sont bien plus de dix, en fait : toutes les pratiques et rituels quotidiens sont précisés maniaquement dans Nombres ou Deutéronome, depuis les prières, les sacrifices, les punitions valant pour telle ou telle faute, et jusqu'à la manière de faire caca*. Il en est de même avec la charia.) Ou que ce soit, au moins depuis la révolution (mais ça existait en Grèce ou en Rome antiques), les lois déterminées (plus ou moins démocratiquement) par une institution, par exemple un roi ou une assemblée politique : législative, comme son nom l'indique. Le Code Pénal, etc. Elles sont en amont des actes, faits et gestes humains, qui leur obéissent – ou non.
Quand certains parlent des "lois du marché", bien voir qu'on est dans la première acception : on regarde "le marché" comme un phénomène, comme on regarde la nature, le chaos primitif, et on essaie, à grand peine, d'en extraire des schémas de fonctionnement, des lois cachées, inconscientes. (Et si j'ai parlé de machine, il faut imaginer une machine hypercomplexe dont on aurait perdu les plans et le mode d'emploi depuis des siècles… qui serait ainsi rendue à "l'état de nature".) Et donc, comme déjà dit, l'hypercomplexité ne laisse découvrir aux chercheurs que quelques schémas superficiels. Ils ne sont pas plus capables de dérouler tout l'écheveau que ne l'est l'écologiste, même brillant, qui voudrait formaliser TOUTES les lois de la nature. Face à cette situation, celle du nœud Gordien, il est inévitable qu'il faille trancher, couper, pour simplifier — d'où la nécessité de coupables. (Une sorte de réductionnisme scientifique : un homme coupé, disséqué, décapité, décapitalisé, est clairement simplifié : on l'enterre et puis voilà.)
Quant à la seconde acception, les "lois légales"… Aucune assemblée législative n'a décidé à l'avance des "lois du marché". C'est bien le drame !

* Deutéronome, 23, 13 : « Tu auras un endroit hors du camp et c'est là que tu iras au dehors. Tu auras une pioche dans ton équipement, et quand tu iras t'accroupir au dehors, tu donneras un coup de pioche et tu recouvriras tes ordures. Car Yhwh ton Dieu parcourt l'intérieur du camp pour te protéger et te livrer tes ennemis. Aussi ton camp doit-il être une chose sainte, Yhwh ne doit rien voir chez toi de dégoûtant ; il se détournerait de toi. » (Bon, c'est juste une règle d'hygiène de base, mais il faut croire que les Hébreux d'époque avaient besoin pour comprendre ça d'un ordre écrit de Yhwh, dieu qui manifestement n'appréciait pas de marcher dans la merde en se baladant entre les tentes !)



JOUIR SANS ENTRAVE (Sans foi ni loi)
La jouissance du JEU du marché, cet optimisme, cette "positive attitude" béate, liée à une "disposition humaine à l'euphorie"… disait je ne sais plus qui… mais aussi bien à la crétinerie de base, et, niveau freudien, le désir insatiable, la boulimie, le "ludique hystérique", avatar de la voracité infantile… quelque chose qui a sans doute à voir avec la privation du sein maternel.
A un niveau plus obvie, social, ça s'exprime sans doute dans la prédation, la rapacité, la corruption, mais, je l'ai déjà dit, ce n'est pas ce qui m'intéresse le plus, car ça mène toujours à porter des jugements moraux, à chercher des victimes et des bourreaux, des coupables. Temps perdu. M'intéresse plus "le système" et ses hommes-rouages inconscients. Pour préciser encore ce que j'entends par machine, par système, je dirai que l'action d'une personne sur une autre peut être vue comme une addition ou une soustraction, alors que ce qui se passe dans un système serait plus proche de la multiplication. Cela correspond au problème de grand nombre et de passage de seuil que j'évoquais plus haut (j'y reviendrai). On peut aussi évoquer l'idée de réseau, bien sûr, mais en imaginant quelque chose de mille fois plus complexe qu'une simple toile. Dans une toile (tissée), les fils de trame et de chaîne se croisent seulement par deux et au carré… Dans les réseaux auxquels on a affaire ici (cerveau, univers de la finance mondiale ou Internet), TOUS les points sont reliés (au moins potentiellement) à TOUS les points.
Le "système", donc, poussé dans ses extrémités, dans son hypercomplexité chaotique, arrive à un seuil critique et bascule dans l'aberration qu'il portait en germe, comme on bascule dans la folie, non suite à un coup du sort, à une situation exceptionnelle, mais parce que, depuis toujours, c'était là.
" Les situations de crise ne sont pas, comme on le croit souvent, des situations anormales où tout fonctionnerait autrement qu'à l'habitude, mais bien plutôt des situations où les règles implicites qui président aux comportements dans les conditions ordinaires apparaissent soudain au grand jour." (Paul Jorion. "L'Implosion". 2008)

Révélation… Révolution…
Chassez le réel, il revient au galop.

REVENIR AU POINT OÙ IL Y AVAIT ENCORE DU RÉEL
(Parce que "révolution", avant de désigner un changement brutal, ça désigne un tour complet sur soi-même ou autour de quelque chose… pour revenir à la même place…)
Jean Baudrillard : « On invente des techniques de plus en plus "irréalisantes" et dans le même temps on essaie de trouver de plus en plus de gravité, de pesanteur, de raison d’être. Contre la disparition, la ventilation dans le virtuel, on cherche à revenir au point où il y avait encore du réel. » ITW Télérama 2923 (01/06)

— J'aime bien Jean Baudrillard, comme penseur, mais je l'ai longtemps confondu avec Roland Dubillard.
— Les Diablogues, ça tue, pour utiliser une expression à la mode chez les djeunes. Je n'en suis pas encore mort, mais il est vrai que je crains le pire, quand je lis une scène assis dans ma cuisine tout en buvant mon thé de cinq heures et que je me retrouve au sol, plié en position fœtale et agité de mouvements spasmodiques.
— Ça s'appelle le rire.
— Ah bon, tu me rassures.

(à suivre)

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