lundi 15 décembre 2008

MALADIES D'ARGENT

LO N° 266 (15/12/08)
L'ARGENT-DETTE / 10

(Pas mal de ce qui suit est à nouveau inspiré du Philo Mag N°23, oct 2008 — numéro sous-titré pertinemment "L'argent, totem ou tabou ?")

QUATRE PATHOLOGIES CLASSIQUES LIÉES À L'ARGENT
Êtes-vous avare, prodigue, cynique, ascète ?
« Il faut savoir le prix de l'argent : les prodigues ne le savent pas, et les avares encore moins. » (Montesquieu)

L'AVARE, donc, est celui qui garde, celui qui préfère l'argent aux richesses, justement parce que l'argent est "vide", "gros de tous les possibles", et donc jamais décevant, contrairement aux richesses concrètes. L'argent, en principe, n'est qu'un moyen… il en fait une fin en soi.
« L'illusion des avares est de prendre l'or et l'argent pour des biens, au lieu que ce ne sont que des moyens pour en avoir. » (Pierre d'Ailly)
L'avare est un peu comme l'amoureux transi qui ne se déclarera jamais, parce qu'il peut toujours rêver la réciproque, alors que s'il se déclare et que la réponse est non, tout son fantasme s'écroulera. Evidemment, du coup, l'un comme l'autre restent "transis", paralysés, prisonniers de leur désir inassouvi. Le passage à l'acte les délivrerait, même en négatif, même s'il y a déception, ils recouvreraient leur liberté.
Rétention : Freud avait décelé cet aspect anal. L'avare, constipé de nature, garde plus qu'il ne donne. Enfant, il refusait à sa mère le cadeau de son caca. Ce qui n'exclut pas la jouissance (perverse). (Les rapports symboliques entre l'or et la matière fécale sont très profonds, ils sont au cœur de la démarche alchimique.)
On peut parler aussi d'une forme de fétichisme, aussi bien au sens amoureux que mystique : l'avare est amoureux de sa cassette, adore son or, son argent-dieu. Plus abstraitement il adore avoir : la possession en elle-même, le fait de posséder. En ce sens, il n'est pas un "matérialiste".

(Affiche pour le Nouveau Théâtre
Montpellier 1988)

« Collectionner, collectionner ! je veux bien. Mais collectionner quoi ? Vous connaissez Georges ? Il collectionne les billets de cinq cents francs. Je trouve ça idiot.
— Ça, je lui ai dit. Voilà une collection qui lui coûte les yeux de la tête, n'est-ce pas…
— Et puis c'est idiot. Je l'ai vue, sa collection de billets de cinq cents francs : ils sont tous pareils. Il en a plein une grosse malle, je vous demande un peu ! Où est l'intérêt ?
— C'est ce que je lui ai dit : moi, je n'appelle pas ça une collection, j'appelle ça un tas.
— Et puis il est tout seul, alors, il ne peut même pas échanger.
— C'est surtout qu'il ne veut pas échanger. Moi, un jour, j'avais un billet de cent francs en double ; je lui dis, Georges, tu as sûrement des billets de cinq cents en double, si ça peut t'amuser, on va faire un échange. Il n'a pas voulu. Non, il n'y a que les billets de cinq cents qui l'intéressent.
— C'est une maniaque. (Etc.) » (Roland Dubillard, "Les nouveaux diablogues". Folio)


Enfin, ne pas confondre l'avare avec l'économe qui va de l'anxieux (peur de manquer) au gestionnaire raisonnable qui fait des projets, travaille à assurer l'avenir.

LE PRODIGUE, lui, au contraire, dépense. On pourrait dire que l'avare a l'argent introverti, le prodigue l'argent extraverti.
« L'argent ne se souvient de rien. Il faut le prendre quand on peut, et le jeter par les fenêtres. Ce qui est salissant, c'est de le garder ses poches, il finit toujours par sentir mauvais. » (Marcel Aymé)
Le prodigue, une sorte de libertaire, exerce sans entrave sa liberté de dépenser, gaspiller, donner, même. Ce faisant il montre et exerce sa puissance. Celui qui utilise sainement l'argent, comme un outil normal, fait de même, certes, mais là, chez l'enfant prodigue, c'est une puissance "gratuite", vaine, sans but et sans fin : jouissance immédiate et continue qui constituerait pour lui la preuve de sa liberté. En fait il est esclave de l'exercice de cette liberté. Il se dépense lui-même, se consomme, se consume. L'argent "lui brûle les mains…", c'est tout. Sa "toute puissance infantile" ne sert qu'elle-même.
« L'argent est un bon serviteur et un mauvais maître. » (Alexandre Dumas fils)
Pour l'accro du shopping, l'objet acquis par l'achat n'a pas d'importance en soi, c'est un prétexte, il sera rangé dans un placard et oublié. En ce sens, le prodigue est comme l'avare, puisque l'acquis concret ne l'intéresse pas en lui-même. Seul compte le geste de dépense, l'acte. Là encore, l'argent devient une fin en soi. Là où l'avare est dans un fétichisme passif, contemplatif, pourrait-on dire, le prodigue est plutôt dans un fétichisme actif, une magie opératoire : l'argent est gri-gri, philtre, poupée vaudou. Pour lui aussi, la soif est inextinguible, l'acte de dépense ne comble jamais le désir, surtout que celui-ci s'exerce dans le superflu, au delà des besoins vitaux, donc dans un domaine infini.
Sur un plan psychopathologique l'acheteur compulsif apparaît comme s'évertuant de compenser une frustration infantile par la jouissance de l'achat… cet instant de frisson. Mais la satisfaction sera courte. Après l'euphorie, l'abattement... Au fond, il n'aime pas l'argent, il n'aime pas les objets, il n'aime pas la possession, il aime seulement la dépense, avec ce que ça a de destructeur, gaspilleur (s'il aime l'argent c'est pour le détruire) et autodestructeur. Le joueur suicidaire en est sans doute un des extrêmes. En ce sens, il n'est pas plus matérialiste que l'avare. Cette orgie destructrice permanente est typique de la pathologie sociale actuelle : la société libérale pousse à cette jouissance consommatrice sans entraves, au grand dam de la survie de la planète (dont nous).
« Il faut choisir dans la vie entre gagner de l'argent et le dépenser : on n'a pas le temps de faire les deux. » (Edouard Bourdet) (Je sais pas qui c'est, mais j'ai un dictionnaire des citations.)
Sans doute ne faut-il pas le confondre avec le simple généreux, être extraverti, expansif, et pour cela sympathique… Il pratique le jeu, la fête, la dépense inutile, mais socialement positive. J'en reparlerai sans doute à propos du don, si vous êtes pas tous partis en courant avant.

LE CYNIQUE
Philosophe de l'amoralité, il pense que tout se monnaye, que rien n'a d'autre valeur que numéraire, qu'il n'y a pas de honte à aimer l'argent. Décomplexé, comme on dit à l'UMP. Il expose sans honte l'idée de l'argent comme seul maître du monde, fait bling-bling avec sa gourmette et sa rolexe… Comportement de "nouveau riche"… — Et les pauvres…? (anciens et nouveaux) — Ils n'ont qu'à en faire autant. Le fait que tout puisse avoir un prix sur le marché le conforte dans l'idée que tout se vaut, qu'il n'y a pas de différence de nature entre les choses, seulement des différences de prix.
On a du mal à voir la relation de ce cynique moderne avec le père philosophe des cyniques, Diogène, le "chien céleste" ayant pour niche un tonneau, vivant de mendicité après avoir été faux-monnayeur, n'ayant pour bien que sa besace et ne se gênant pas pour se branler en public – grand bien lui fasse.
Wikipedia. « Diogène : C’est en partie à cause de leurs traits scandaleux que les écrits de Diogène tombèrent dans l’oubli quasi total. En effet la politeia (la République) écrite par Diogène, reprise et appuyée plus tard par la politeia de Zénon (un stoïcien), s’attaquait à de nombreuses valeurs du monde grec, en admettant entre autres l’anthropophagie, la liberté sexuelle totale, l’indifférence à la sépulture, l’égalité entre hommes et femmes, la négation du sacré, la remise en cause de la cité et de ses lois, la suppression des armes et de la monnaie. Par ailleurs Diogène considérait l'amour comme étant absurde : on ne devait s'attacher à personne. Certains stoïciens, pourtant proches du courant cynique de Diogène, semblent avoir préféré dissimuler et oublier cet héritage jugé embarrassant. »
De ce j'm'enfoutisme de la pauvreté heureuse, clochard jouissant du rien, nihiliste frivole et plutôt sympathique, comment passe-t-on au cynique moderne, méprisant – nihiliste aussi, sans doute, mais destructeur et autodestructeur ?
Wikipédia. « Cynisme : Par une étrange dérivation du terme, on parle de nos jours de cynisme pour désigner un mode de pensée qui diffère tellement des normes établies (en particulier dans le domaine de la morale) qu'il en devient choquant. On peut attacher à ce cynisme une sorte d'humour noir (parfois involontaire), mordant et ironique, souvent employé pour manifester une rébellion face à un monde incompréhensible. Oscar Wilde définit ainsi le cynique : « Un homme qui sait le prix de chaque chose et la valeur de rien. »
Au-delà de cette indifférence à la morale et aux convenances, le cynique moderne n'a plus grand-chose à voir avec les philosophes antiques. »

Merci Wikipédia, ça confirme mon impression !
Autodestructeur, oui : le danger de finir blasé le guette. Si tout se vaut, rien ne vaut. Il lui faudra de plus en plus recourir à des excitants pour retrouver un goût à la vie. Drogue, sexualité déviante, sadisme ou masochisme, sports extrêmes, mise en danger, jeux d'argent… et trading. La Bourse ou la vie ? Le spéculateur boursier, fasciné par le jeu fluctuant de la Bourse, là où les valeurs dématérialisées n'ont plus de support concret, est le type même du cynique moderne. (Le publicitaire n'est pas mal non plus).
(Quitte à me répéter, je n'emploierai pas non plus le terme matérialiste à son sujet.)

L'ASCÈTE
« L'ascèse,— une dépravation sublime. » (Cioran)
L'ascétisme serait-il aussi une pathologie de l'argent ? Miséreux volontaire, haïssant le matérialisme, il vit pour un idéal spirituel, nirvana, bonheur, sagesse. Il craint l'argent tentateur qui pourrait si facilement le détourner de son idéal en lui procurant les objets de ses désirs, alors que la voie de sa sagesse est l'abolition du désir. Là où il est malsain, c'est sans doute quand il n'a pas totalement réglé son problème avec l'argent ou avec la possession. Tant qu'il lutte, tant qu'il est crispé sur une volonté exacerbée, obsessionnelle, de se tenir loin de l'argent, il souffre et fait souffrir autour de lui. Finalement, il ne pense qu'à ça — en négatif. Un peu comme le végétalien pur et dur pense et parle bouffe à longueur de temps. Obsédé, drogué du non-argent comme les précédents sont drogués de l'argent.
Fanatique, il ne se confond pas avec le pauvre volontaire qui préfère le temps libre aux possessions, le décroissant qui trouve son confort dans une frugalité raisonnée, et ce pour des raisons très concrètes de santé personnelle et de santé écologique du monde. C'est sans doute lui le vrai matérialiste, au sens positif du terme.

(à suivre)

1 commentaire:

crozius a dit…

Tres bon article!
continuez ainsi