samedi 5 décembre 2015

QUEL EST TON NOM, GUERRE ?



(Article écrit avant les attentats du vendredi 13 novembre et destiné à Zélium, numéro spécial "guerre" qui vient de paraitre et où, finalement, rattrapé par les évènements et un bouclage chaotique, il n'a pas trouvé sa place.)
(Corrections diverses apportées le 20 décembre, particulièrement sur les usages du NOUS et du ON…)
À la base, selon la définition du dictionnaire, une "guerre", c'est la lutte armée entre deux ou plusieurs États. Internationale, donc, et, à l'occasion, mondiale. Une "guerre civile", par contre, c'est la lutte armée entre groupes et citoyens d'un même État.
Actuellement, nous (a priori, quand je dis nous, c'est nous Français, et plus largement nous Occidentaux…) sommes, d'une part, dans une (sorte de) guerre contre un ennemi intérieur : des Français terroristes islamistes ; ce n'est pas tout à fait une "guerre civile" dans la mesure où on n'en est pas – pas encore – à une lutte armée entre citoyens d'obédience FN et citoyens djihadistes ; mais en faire une simple affaire policière suffit-il à définir le problème ? D'autre part et dans le même temps, nous sommes dans une lutte armée extérieure, pas vraiment déclarée, et pas vraiment contre d'autres États : les ennemis sont à la fois ce qu'on peut appeler l'ITI : Internationale Terroriste Islamiste (le califat, dit daesh, al-qaïda, les talibans, boko haram, etc. etc. etc.), mais aussi le gouvernement syrien (Bachar et plus ou moins son allié Poutine), quand même un peu les autres gouvernements de la région, non ? Alliés-ennemis…? Et puis il y a les pauvres malheureux réfugiés qui déferlent sur nos villes et nos campagnes pour ne pas dire nos filles et nos compagnes… Amis ou ennemis ? Extérieurs ou intérieurs…? Depuis quand ? Jusqu'à quand ?
La situation est un peu compliquée, non ? Mais dire que ce n'est pas une guerre sous prétexte que ça ne correspond pas à la définition officielle me semble un argument de fuite, une lâcheté intellectuelle et politique. Après, on peut se dire que cette guerre n'est pas de notre fait, qu'elle nous est imposée, que c'est une guerre imbécile ou tout ce qu'on veut, il n'en reste pas moins que.
Sur un plan plus individuel, aussi bien nous Français et Occidentaux que les arabo-musulmans en leurs pays nous nous retrouvons pris entre deux feux : la lutte armée (ou guerre) pratiquée par l'ITI, l'internationale terroriste islamiste contre un peu tout le monde et la lutte armée (ou guerre) pratiquée par nos gouvernements contre ledit terrorisme islamiste.
L'état de double contrainte (double bind) est endémique. Nous, individus dits "hommes de la rue" ou citoyens lambda (encore une fois aussi bien nous Français et Occidentaux que les arabo-musulmans en leurs pays), sommes otages du terrorisme et sa menace latente partout (c'est sa vocation, son fonctionnement) ET otages de la lutte antiterroriste qui suppose des flics et militaires à tous les coins de rue et des lois de surveillance intérieure ("lois liberticides", comme on dit toujours). Nous (là, plus particulièremen nous Français et Occidentaux) adorons être connectés par tous les bouts (smartphones, twitter, facebook…) ET nous ne voulons pas être fliqués par les lois de renseignement et surveillance. ET, quand un drame se produit (un attentat), nous dénonçons les failles de ladite surveillance. On veut faire des affaires avec l'Arabie Saoudite ET on se méfie du financement des mosquées en France ou en Belgique par cette même Arabie Saoudite. On veut que nos djeuns' ne partent pas au djihad en Syrie ET quand ils rentrent on les met en prison au lieu de les serrer bien fort contre notre cœur ou de les mettre contre un mur et douze balles dans la peau, comme on fait généralement aux traitres à la patrie, dans les guerres.
Vous remarquerez que je ne dis pas MAIS entre chaque proposition, mais ET : elles sont contradictoire, sans doute, mais en fait surtout complémentaires, situées au même niveau cognitif et émotionnel, et par là-même pathogènes. Le double bind rend fou.

Ainsi, pour résumer, si guerre il y a, nous sommes en guerre contre une organisation ou un mouvement international tant intérieur qu'extérieur. Je sais (même après diverses précisions apportées entre parenthèses) que ce NOUS est difficile à définir : au delà de la France, est-ce "l'Occident" ? Non, pas que… Est-ce "la communauté internationale" ? Euh, pas toute… L'ONU ? Les citoyens du monde entier, les peuples ? La Raison ? Un peu tout le monde………?)
Si on ne veut/peut pas appeler ça une "guerre" selon la définition officielle, disais-je, et pas non plus exactement une "guerre civile", je me vois contraint de reprendre, non sans un rictus à la fois de dégout et d'ironie, le terme et concept émis dès 1943 par Carl Schmitt, le juriste du parti nazi, qui parlait de la fin des Nations et donc de GUERRE CIVILE MONDIALE.


Complément d'information : Un article de Philosophie Magazine N°16 (février 2008).
La parution de La Guerre civile mondiale relance la polémique française autour de Carl Schmitt. Quelle portée donnée à la publication des essais d’un juriste allemand accusé au procès de Nuremberg d’avoir inspiré la politique hitlérienne ? La philosophe Céline Jouin a regroupé et traduit des textes inédits de Carl Schmitt sur le droit international, datant de l’après-guerre. Plusieurs années après l’Allemagne et l’Italie, la France s’intéresse à nouveau au juriste, jadis admiré par Raymond Aron. Le philosophe marxiste Étienne Balibar apprécie sa critique du système libéral. Les libéraux eux-mêmes, le politologue Philippe Raynaud en tête, s’appuient sur ses écrits pour interroger leurs idées. D’où provient cette étrange fascination de nos intellectuels ?
C’est lors d’une conférence prononcée à Madrid, en juin 1943, que l’expression « guerre civile mondiale » apparait. Carl Schmitt désigne ainsi un nouvel ordre mondial. La guerre interétatique n’existe plus ; elle a cédé la place à la guerre de l’ère industrielle. Cette guerre « totale » s’étend hors du domaine militaire : elle est économique (embargos et autres sanctions), technologique (aviation et contrôle des airs) et idéologique (menée au nom de la paix, de la justice ou de la démocratie). Parce qu’ils sont les plus puissants et qu’on réclame leur aide, les États-Unis se sont mis à adopter des mythes « de mission démocratique » issus du messianisme protestant. Mais le juriste allemand ne croit pas aux valeurs universelles : elles ne sont que des masques dont se parent les puissances occidentales pour défendre leurs intérêts. Il n’y a pas de guerre juste. L’histoire n’est pas finie. L’humanité n’est pas réconciliée dans un ultralibéralisme triomphant. Elle sera toujours en guerre.
Carl Schmitt a prophétisé l’existence du nouvel ennemi : le terroriste ou le « partisan », comme il l’appelle, celui qui opère en dehors de toute armée conventionnelle. Un ennemi sans visage et sans nom, que le nouveau droit international est incapable de combattre. Pour Carl Schmitt, le diagnostic est clair : les guerres à venir seront religieuses. Curieuse intuition au regard de la montée des intégrismes d’aujourd’hui.



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