dimanche 13 mai 2018

ALONE ON MOON / 24

-->
Je suis du peuple des nombres.
Le monde est un chaos vermifuge. Comment faire cohabiter des millions de libre-arbitres ? Un petit bout de femme de l'Est, un ex-ministre du travail, un espèce d'athlète complet aux yeux de petits pois, les bourgeois décalés et des momies passées aux rayons X, des chevaliers billards, des trafiquants d'oranges ou de prostaglandyne… Et les rêves d'un peuple qui n'existe pas.
… Un funambule électrique piétine sans vergogne l'hippocampe de mon cerveau. Mon téléphone est absent. Face à la perplexité du monde, je reste complexe – passager clandestin. Je vais remonter à l'étage et relire "Ulysse". Apportez du café, vite ! J'utiliserai le rasoir d'Occam comme marque-page.
(Je dis ça, "relire", car les classiques, on est toujours censé les relire, et non les lire… et je viens de m'apercevoir que je n'ai jamais lu l'Ulysse de Joyce (quel beau nom !)… Les pendules se sont arrêtées. Ulysse, à moins que ce soit Nostromo, ne se souvient de rien, ni de Troie, ni de Pénélope la pénultième. Il dort dans la toison d'or de Nausicaa, l'enchanteresse aux hanches enchantées (comme Eva), de Calypso, la nymphe pyromane, de Circé la lotophage, des Sirènes chantant berceuses mortelles. Il n'est plus qu'un fantôme hantant son propre corps.)
Je n'ai pas lu Nostromo de Conrad, non plus.
(L'agent secret crie victoire au cœur des ténèbres.)
Pourtant j'ai essayé…
… Mais en montant, toujours passager clandestin, je vois encore les ascenseurs incessants, le soir déshabillé, le nuage stérile, la baie des cochons, le nom des fleurs, les statues des vents et les rêves antiques d'un peuple qui n'existe pas, la rivière des diamants, les porte-manteaux en goguette… Je vois des costard-cravate allumés sur la chaine de production TV des rêveries infantiles. Je vois les cyclones qui défient les commissions électorales sur papier millimétré. Et des zombies, toujours. Ça n'en finit pas.
Je préfèrerais dormir paisible au nez du sens et à la barbe du profit.
Mais mon cagibi est bourré d'espions russes qui fomentent des attentats urbains. Un certain Molotov et un certain Kalashnikov boivent des cocktails accoudés au bar à Berlin. (Le marshall Mallow les surveille, toujours prêt à dégainer. Vive la fureur diplomatique.)
Je vais quand même remettre le couvert, ou élever les lapines au musée, ou partir aux Philippines, ou manger des pianisses (avec des frites), ou marcher sur les mains (celles des autres), ou couper de l'herbe sous des pieds, ou monter mon escalier sans me faire mordre par mon rosier, ou rétrécir au lavage comme une brebis broutant sous la pluie. (Car quand je vois les brebis qui paissent sur la prairie sous la pluie, j'ai peur que leur laine rétrécisse sur leur dos et qu'elles se retrouvent toutes nues, ou au moins coiffées en caniches type 16ème arrondissement.)
Mais la forêt est encore en proie au voyage d'hiver sans sous-titres, glissé sur le verglas à la poursuite des arbres morts. Les chenilles processionnaires ont mangé toutes les feuilles des chênes verts. Des papillons en sont nés, éphémères d'un blanc fade. Je les piétine par millions sur le chemin, dernière neige. Poor butterfly…
… C'est qu'on n'y comprend rien, c'est le chaos, comme dit plus haut, le mal est partout, mais « God has a plan ». Terrifiante crétinerie en série mille fois répétée dans les séries et films américains. Parfois, c'est « je ne comprends pas très bien le plan de Dieu ».
— Tu l'as dit, Billy.
Et les post-hippies passés de la religion des Pères Fondateurs au New Age disent aussi « tout arrive pour une raison », ce qui n'est ni raisonnable ni rationnel. Bullshit strictly for the birds. Langage des écrevisses récidivistes de la résignation.
Autant dire « le hasard a un plan ».
Autant secouer les nuages en espérant en faire tomber des anges.
Bizarrement, certains trouvent la situation étrange, mais c'est la réalité qui est comme ça. (Je ne veux pas dire que la réalité est étrange mais qu'elle est "comme ça", c'est-à-dire rien d'autre que ce qu'elle est.) Et la véracité des faits n'exclut pas leur voracité.
Je me remets au lit comme un poisson se remet à l'eau. Les métallos sont endormis. J'entends enfin l'étroit silence du hameau dans la nuit détraquée. Les quarantenaires rugissants se sont tus. Sous le pont dormant des étoiles, les voisins égorgent en silence leurs coussins de plumes.
Arrivé à ce stade, un épisode à base de cacahouettes serait le bienvenu. Mais mon correcteur proteste avec raison : j'avoue que je n'ai jamais su écrire cacahuètes.




Aucun commentaire: